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Relire les histoires pour mieux comprendre l’Histoire: A la redécouverte de soi

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Clemens Zobel May 21, 2021

A l’instar du texte de Gilbert CapoChichi et de Hedwige Hounkannounon, la contribution de Mawuloe Koffi Kodah s’interesse à la redécouverte d’un savoir qui a été obscurci, mythifié, déshumanisé par les colonisateurs. Un peu comme le fait Valentin Mudimbé dans son ouvrage The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge (1988), il s’agit de réfléchir aux moyens pour atteindre « la chose » qui avait été recouverte par ce qu’il appelle « la bibliothèque coloniale ». Dans l’argument de Mawuloe cette « chose » peut être saisie à travers une dynamique entre deux points de vue sur le passé, l’histoire avec un grand H et celle avec un petit h. La première « qui prend ses sources de ce désir des peuples à se définir pour le présent et l’avenir, est une documentation scientifique dépouillée de toute forme de subjectivité. Elle se présente comme un reflet fidèle de la réalité captée en direct par les lentilles d’une caméra naturelle. Par contre, les "histoires" sont pour nous, les représentations subjectives sous forme de récits, anecdotes, etc. que font de l’Histoire ceux qui veulent dénaturer et déshumaniser l’humaniste à des fins égoïstes » (p. 5). Alors que dans cette définition les histoires jouent le rôle de fausser la vérité du passé, un peu plus loin, dans le contexte de la littérature africaine, les histoires constituent également la voie d’ « une réécriture esthétique de l’Histoire » qui « se voudrait un reflet critique de la réalité socioculturelle, économique et politique des sociétés humaines ». C’est ce dernier cas des histoires romanesques qui « s’abreuvent de la grande histoire des communautés et sociétés africaines et de leur diaspora » qui intéresse notre auteur. Si on ne peut pas assez souligner l’importance de la fiction, et donc des histoires pour avoir accès au vécu, il reste une clarification à faire concernant le statut épistémique de l’Histoire. Contrairement à ce que l’empiricisme d’un David Hume ou le positivisme d’un Auguste Comte prétendent, les faits humains ne sont pas des faits naturels, mais des faits sociaux. Ces derniers sont inséparables du langage à travers lequel ils se constituent. C’est à dire que nous n’ « enregistrons » pas le monde autour de nous avec nos sens, mais nous le constituons moyennant un processus cognitif sélectif, interprétatif et intersubjectif. Ceci ne met nullement en question une méthode qui vise à objectiver la description des faits, en aspirant à la constitution d’une vérité. Mais dans ses modalités de représentation et ses accents, cette vérité est toujours une vérité orientée par un « intérêt de connaissance » (Jürgen Habermas). C’est à dire que l’Histoire s’écrit grâce à un processus intellectuel « actif » dont Giambattista Vico a été un des premiers à saisir l’essence. Selon la lecture que Edward Said fait de Vico dans son livre Beginnings. Intention and Method (1975), contrairement à l’histoire divine du monde qui est « donnée » à l’homme par les dieux, l’histoire humaine est toujours constituée par un acte « actif » de commencement. Il n’y a pas d’histoire, même celle avec un grand « H » qui serait établie et énoncée une fois pour tout. L’intérêt de connaissance dont il est question dans le texte de Mawuloe concerne l’H/histoire/s comme moyen d’ « une rédécouverte de soi pour les peuples conquis et subjugués ». Les romans de Kourouma offrent ici les petites histoires qui permettent à inscrire l’expérience des vaincus dans la grande histoire. Reste que les histoires rapportées racontent la déchéance des anciennes couches dominants, rois, commerçants et leurs clients les griots et forgerons alors qu’on pourrait imaginer d’autres histoires qui visent l’expérience des acteurs dont il est moins question dans les récits officiels. Citons à titre d’exemple l’ouvrage de l’historien Mamadou Diawara La graine de la parole (1990) qui s’est intéressé aux récits des esclaves soninké. Je pense ici également au texte de la chanson folon (avant) de Salif Keita dont je cite ici quelques extraits (ma traduction du malinké) : Fôlon, é té gninika Avant, tu ne demandes pas Fôlon, né té gninika Avant, je ne demande pas Fôlon, a toun bé kè tè dé Avant, c’était comme ça Fôlon, ko ko toun bé kè Avant, chaque chose qui avait été fait Fôlon, môgò makotè Avant, ce n’était pas la volonté des gens Kouma douma bé môgo mi konò La bonne parole qui était à l’intérieur des gens Hèrè bi môgo mi konò La paix qui était à l’intérieur des gens Konkò bé môgo mi naaaaa La faim que les gens avaient Fôlon, ko ko koun bi la Avant, chaque chose qui t’affecte Fôlon, é toun té sé ko fô Avant, tu ne pouvais pas la dire Sissan, é bé gninika Maintenant, tu démandes Sissan, né bé gninika Maintenant, je demande Sissan, an bè bé gninika Maintenant, nous toutes demandons Sissan, ko ko doun bé kè Maintenant, chaque chose qui est faite Fo élé lé ka gninika Il faut qu’on demande Sissan...sissan môgô mako bè é la Maintenant, les gens la veulent Salif Keita est un albinos et fait ainsi partie d’un groupe qui a souvent été marginalisé au fil de l’histoire des sociétés ouest-africaines. Cette chanson concerne un passé sur lequel il faut s’interroger et qui vise également les ordres politiques en Afrique avant la colonisation. Parler des histoires et de la grande histoire nécessite ainsi de distinguer entre le projet d’une découverte de soi comme accès à une gnose, vérité divine sur l’existence d’un peuple, et la compréhension de soi comme processus nécessairement actif et inachevé. Dans « A propos des écritures africaines de soi » (2000) Achille Mbembé écrit sur l’identité africaine que « ni les formes de cette identité, ni ses idiomes ne sont toujours identiques à elles-mêmes. Ces formes, ces idiomes sont mobiles, réversibles et instables » (p. 42). Et si « le désir d’authenticité connait un regain de puissance » il est notamment confronté au « déphasage et l’emboîtement d’une multiplicité de principes et de normes » (p. 43). Mbembé en conclut que « c’est aux interstices [entre ces éléments multiples] que se déroule, à présent le gros de l’action historique » (ibid.). Alors que Mbembé se réfère au monde contemporain mondialisé, on pourrait aussi avancer l'hypothèse que l'expérience d'une réalité interstitielle fait partie intégrante de l'histoire des sociétés africaines et que celles-ci ont su créer des dispositifs pour l'intégrer dans une diversité de formes artistiques, sociales, politiques, et religieuses.

Clemens Zobel May 21, 2021

Ayant travaillé pendant plusieurs années sur l'histoire orale dans le sud du Mali, le statut des griots comme, je cite, "dépositaires officiels de connaissances traditionnels et garant des us et coutumes" (p. 10) mérite une précision. Comme me l'a dit Sidiki Diabaté, un des grands griots fonctionnaires de l'Etat postcolonial (il était chef de l'ensemble instrumental national), les griots se renseignent auprès de leurs patrons, les "nobles/horon" pour approfondir leurs connaissances historiques. Et effectivement, j'ai pu constater dans les villages de la région de Sibi que je sillonnais, que l'histoire politique de la cité est transmise à l'intérieur des familles et fait l'objet de mises à point lors de veillés funéraires où les griots, mais aussi les notables prenaient la parole. Ces histoires peuvent parfois être transcrites à l'écrit en alphabet arabe ou traduites en français (parfois par des écoliers dans l'équivalent local d'un cahier clairfontaine). Ce qui m'a les plus impressionné est le lien entre récit et paysage. Ce sont souvent des éléments marquants de l'environnement qui inspirent un récit et souvent le récit n'est pas organisé en ordre séquentiel, mais en ordre spatial. On pourrait ainsi parler d'une histoire topographique. Une autre image qui m'est restée à l'esprit est la comparaison entre la multiplicité des récits (chaque récit retraçant un itinéraire) et les mille croisements des empreintes du bétail dans un champ boueux.

Arnaud Laborderie Jun 8, 2021

Comment écrire l’histoire de l’Afrique ? Qui parle et dans quel cadre d’énonciation ? Quelles relations entre mythe, histoire et fiction en contexte africain postcolonial ? Ces questions sont au centre de la réflexion de Mawuloe Koffi Kodah. L’auteur oppose la prétendue objectivité de l’Histoire avec un grand H, écrite par les Occidentaux, à la subjectivité de petites histoires qui, selon lui, seraient plus authentiques car ancrées dans une expérience du réel. L’article nous fait comprendre que l’Histoire avec un grand H n’existe pas, ou plus justement qu’elle n’existe plus, car il n’est plus possible aujourd’hui de prétendre à une histoire universelle, surplombante, présentée comme vraie parce que scientifique et objectivée, sur les réalités et les événements qu’elle décrit. On sait en effet que l’Histoire véhicule un point de vue dans un cadre idéologique donné, bien souvent celui du vainqueur, non exempt de préjugés sur les vaincus et les dominés. Écrire l’histoire, c’est procéder à une reconstruction narrative d’après les traces du passé et les sources qui nous sont parvenues. Or, concernant l’Afrique, celles-ci sont principalement issues de la littérature coloniale, qui oscille entre collecte ethnographique et roman colonial, dans un même souci de justifier la colonisation. Pour surmonter les apories d’une telle Histoire de l’Afrique, européenne et ethnocentrée, M. K. Kodah suggère le détour par la fiction romanesque africaine. La multiplicité des petites histoires y renvoie à la complexité de la grande Histoire et restitue sans doute une image juste, kaléidoscopique, de l’Afrique et des Africains. C’est à partir de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma que l’auteur définit un nouveau paradigme : celui d’un réalisme mêlant histoire et fiction. La transposition de l’histoire dans la fiction permet à Kourouma faire comprendre les réalités du présent et la manière dont celles-ci se sont construites. Dans les romans étudiés par Kodah, il y a entrechoquement entre histoire contemporaine, histoire coloniale et histoire mythique. Trois dimensions mêlées dans lesquelles s’ancre une certaine réalité de l’Afrique postcoloniale, faite de désenchantement et de désillusions. Car il faut bien reconnaître une continuité dans la falsification de l’histoire que dénonce Mawuloe Koffi Kodah à la suite d’Ulrich Wickert : on passe en effet d’une histoire falsifiée par le colonisateur européen à une histoire falsifiée par le dictateur africain. Ce dernier inscrit ses pas dans ceux du colon et reprend à son compte l’idéologie raciste afin de se maintenir au pouvoir avec, par exemple, le concept d’ivoirité. C’est là que réside le risque de l’authenticité : celui d’une approche essentialisante et donc discriminante. L’écueil essentialiste serait de croire, ou de laisser entendre, que seuls les Africains seraient légitimes et habilités à écrire leur propre histoire. S’il n’est plus possible de penser une seule Histoire, universelle et surplombante, il ne nous semble pas davantage souhaitable d’atomiser l’histoire de l’Afrique dans une multitude d’histoires individuelles qui seraient isolées et discontinues. Au contraire, l’enjeu du Lire ensemble réside pour nous dans la mise en relation des points de vue et des faits : confronter le récit des livres d’histoire avec ceux du romancier et ceux de témoins oculaires, avec pour objectif de penser les interactions et les interrelations entre des mondes interconnectés dans une perspective historique, non plus universelle mais globale, c’est-à-dire qui pense la circulation des hommes, des objets et des idées.

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