LA PERCEPTION AFRICAINE DES ASÇENS FACE A UNE LECTURE ARTISTIQUE : UN MODE DE LECTURE
3 Commentaires
Philippe Bootz
May 13, 2021
la première barrière au lire ensemble : le non-dit
Tout énoncé est un univers en soi. Et comme notre univers physique, il est principalement constitué de "matière noir" qui prend ici la forme du "non-dit". Comme sa dénomination l'indique, le non-dit n'est pas présent dans l'énoncé, donc indétectable dans les signes, mais bien présent par les indices qu'il laisse dans l'univers de l'énoncé. C'est par ces 2 caractéristiques qu'il se présente métaphoriquement comme la matière noire de l'univers de l'énoncé.
On peut aborder cette matière noire depuis 2 positions : l'énonciateur ou le lecteur. Le non-dit rend l'énoncé partiellement ou totalement incompréhensible pour ce dernier lorsqu'il n'est pas capable de combler ce non-dit par une injection de connaissance. C'est ce qui risque de se passer lorsque l'énoncé porte sur des éléments culturels de l'énonciateur non intégrés par le lecteur. Pire, il peut alors ne pas remarquer le non-dit et créer du contre-sens, voire se méprendre sur le non-dit en y injectant sa propre culture, ses propres connaissances et créer alors du contre sens relativement à la signification que l'énonciateur a cru injecter dans son énoncé. Ce contre sens n'est donc pas une erreur : il s'agit du contraire d'un sens implicite qui n'est, de fait, pas instancié dans l'énoncé mais dans la culture de l'autre. Ce contre sens est donc une mesure du fossé entre 2 cultures (et/ou 2 savoirs) ou du moins entre 2 individus participant à la communication énonciateur/lecteur : celui qui a produit l'énoncé et celui qui l'a interprété. Cette mesure, comme toute mesure, n'est décelée que lors d'une opération de mesure. Celle-ci, en l’occurrence ne peut être rien d'autre que l'explicitation dans un autre énoncé du non-dit de l'énonciateur qui a causé le contre sens à la lecture, et, conjointement, du non dit éventuel, cause de l'injection de connaissances à la lecture. Cette dernière explicitation ne peut venir que du lecteur. Ainsi donc, en suivant cette logique, lire ensemble nécessite (ou consiste en ?) un déplacement du non dit d'une zone d'interprétation disjointe vers une zone d'interprétation conjointe. En clair, comme tout énoncé renferme nécessairement du non dit, lire ensemble suppose de déplacer ce non dit vers des zones "déjà lues ensemble", c'est-à-dire qui ne posent pas de problème d'interprétation différent de la nécessaire interprétation personnelle de tout texte ; qui, donc, annule le contre sens.
On pourrait alors supposer que la condition du lire ensemble est tout entière de la responsabilité de l'énonciateur : à lui d'éviter le non-dit culturel. C'est malheureusement en général impossible car la situation est symétrique : l'énonciateur n'est pas nécessairement plus au fait de la culture du lecteur que ce lecteur n'est au fait de la culture de l'énonciateur. En voulant gommer le non-dit culturel, l'énonciateur risque fort d'injecter en fait dans l'énoncé une représentation interne à sa propre culture de la culture de l'autre et ainsi de produire un énoncé egocentré qui masque de façon fictionnelle ou fantasmagorique l'implicite culturel. Le lire ensemble ne peut donc, semble-t-il, se passer du bouclage fécond de la discussion qui, au lieu d'enfermer l'énoncé initial dans un énoncé "expurgé" de tout implicite, et donc de toute possibilité interprétative, le creuse au contraire et en multiplie les potentialités interprétatives sur le mode de la rencontre et non de l'injonction
Cette réflexion (car il s'agit de cela et uniquement de cela), m'est venue suite à la lecture de l'article de Gilbert et Hedwige. Je voulais faire un commentaire sur la lecture des ascens et je me suis rendu compte que l'article ne me permet pas de le faire car il repose sur des connaissances implicites qui sont juste indicés dans le texte par des termes inconnus. Je ferai donc plutôt, dans un autre post, un commentaire sur l'analyse du fa par les linguistes européens, en tout cas sur les éléments de cette analyse présentés dans l'article. En revanche j'ai buté sur les éléments suivants qui relient le fa aux ascens et qui sont donc autant de questions dont les réponses me permettront de mieux comprendre les ascens. Je les prend dans l'ordre d'apparition dans l'article :
* La section 4.2 débute par l'expression "la lecture dans l'oralité" que je lis comme un oxymore avec ma compréhension européenne "grand public" dans laquelle l'oralité est une modalité d'énonciation, laquelle, en info com, est disjointe de la lecture de cette même énonciation. D'où ma question : en quoi consiste cette lecture ? où intervient-elle relativement à l'oral ? La formule est-elle un raccourci langagier se référant à un processus plus complexe d'un bouclage interprétation / énonciation qui caractériserait l'oralité ?
* en début de la section 5 il est indiqué "le ascen donne lieu à la notation graphique des signes du Fa". Malheureusement, la connaissance de ce qu'est le Fa et comment il fonctionne est implicite à ce moment. Quelques éléments en seront dévoilés plus loin dans l'article, mais sous une forme également empreinte de non-dit. Par exemple je n'ai compris la mention du chapelet que parce que Gilbert m'a déjà longuement parlé du Fa. Mais même la connaissance qu'il m'a apporté ne m'a pas permis de comprendre certains termes présentés dans l'article comme des termes commun de vocabulaire, car non explicités, comme fadu. En cherchant des informations sur le fa, j'en suis arrivé à la conclusion que le fadu correspond à ce qui en général dénommé (et noté dans notre alphabet français) Dou en langage Fon, le Dou désignant l'un des 256 signes du Fa. Quoi qu'il en soit, la relation entre le Fa et l'ascen n'est pas explicitée dans l'article qui mentionne une consultation, qui correspondrait donc à un rituel particulier d'utilisation de l'ascen, et surtout évoque "les "traces dans la poussière" par lesquelles on note les fadu sur les ascens", ce qui signifierait que l'ascen, dans sa dimension d'objet, n'est pas un support pérenne des signes du Fa mais plutôt un réceptacle.
1 Réponse
Philippe Bootz
May 16, 2021
Une approche sémiotique du Fâ
L’article de Gilbert CapoChichi et Hedwige Hounkannounon commente les travaux de Dianteill qui conclut que d’un point de vue linguistique, le Fâ n’est pas une écriture et les « signes » du Fâ, que je désignerai par « dou », qui est le nom qui leur est donné en langage Fon, ne sont pas des signes au sens de la linguistique. Gilbert et Hedwige mettent en doute le bienfondé de cette conclusion en mettant en avant, non pas l’énoncé que constitue le dou, mais l’usage qu’en font les prêtres interprètes de ces énoncés, à savoir les bokonons, qui explicitent la signification du dou aux non initiés lors d’une consultation. Cette approche en deux temps me semble judicieuse et je vais ici la reprendre selon une approche sémiotique structuraliste mais non linguistique.
Pour ce que j’en connais, le Fâ revêt au moins 2 dimensions : une dimension divinatoire dans laquelle un « consultant » attend la réponse d’un être surnaturel, le vodun, à une question intérieure qu’il se pose. La seconde dimension correspond au processus de communication entre le consultant et le vodun. Cette communication est indirecte, comme dans tous les processus divinatoires, et passe par un interprète du vodun : le bokonon. C’est cet interprète que le consultant vient voir pour obtenir la réponse à sa question, d’où la terminologie de « consultant » pour ce dernier. Il semble que le bokonon n’ait pas besoin de connaître le motif de la consultation pour établir la communication et transmettre la réponse du vodun. Le processus de communication comporte d’ailleurs, pour ce que j’en ai compris, des garde fous pour limiter au maximum les effets de la subjectivité humaine du bokonon.
Pour orchestrer la communication entre les hommes et le vodun, le bokonon dispose d’un objet et d’un support qui lui permettent de réaliser une inscription, ainsi que d’un « guide » interprétatif de cette inscription. Ce guide n’est pas un manuel, un mode d’emploi ou un dictionnaire, mais une série de versets.
L’objet permettant de réaliser l’inscription peut se présenter sous 2 formes : une série de 16 noix sacrées lancées sur la planche d’ifa (le support) ou un chapelet divinatoire de 8 demi-noix tenu en son centre et lancé sur un plateau de divination (support) de façon à obtenir 2 lignes de 4 demi-noix. Le bokonon lit le motif ainsi formé qui constitue le dou. Il y a donc 2^8 = 256 dous. Chaque dou renvoie de manière unique à un verset de 16 vers qui constitue une parabole que le bokonon connaît, mais pas le consultant, et qu’il doit expliciter dans le contexte de la consultation .
Je m’appuierai sur la définition structurale du signe de Klinkenberg pour aborder la question de la nature sémiotique du dou, et du verset associé.
Le signe, selon Klinkenberg, est formé de 4 dimensions indissociables qui sont le stimulus, le signifiant, le signifié et le référent. Le stimulus est la matérialité du signe. Pour le dou, il s’agit du chapelet sur le plateau divinatoire, à savoir la série de noix, posées sur leur côté bombé ou creux, sur le plateau. Sur ce stimulus émerge la configuration binaire formée par les 2 branches du chapelet autour de son centre, chaque noix pouvant apparaître creuse (le 0 binaire, représenté par | dans les représentations graphiques africaines des configurations du chapelet) ou bombée (le 1 binaire ; représenté par || dans les représentations graphiques africaines des configurations du chapelet). Cette configuration des noix est le signifiant du dou. Il est souvent représenté graphiquement en 2 colonnes de 4 lignes, chaque position représentant la configuration | ou || d’une noix du chapelet. La représentation en 2 colonnes tient au fait que les 2 branches du chapelet n’ont pas le même statut dans le signifiant : chaque colonne ayant une signification précise que AGBADJE Adébayo Babatoundé Charles nomme « le signe même » pour la colonne de droite et « la maison » pour la colonne de gauche. Je ne connais pas la signification exacte de ces termes, mais mon intention n’étant pas de comprendre le Fâ mais d’en analyser la nature humaine de ses productions, cela n’a pas d’importance. Le rôle du dou est de renvoyer au verset associé. Ce verset est donc le signifié du dou dans le système du Fâ : il s’agit de ce que dit le dou. Enfin, le référent du dou est le motif de la consultation : le verset est bien la réponse apportée par le vodoun à la question du consultant ; il n’est pas pris dans sa dimension de poème mais bien dans sa dimension de parabole. Ainsi, il est impossible de parler de la dimension sémiotique du Fâ, de la nature du signe du dou, sans la prise en compte explicite de la nature même du Fâ.
Le verset est le signifiant du second signe engendré par le dou. Son stimulus est absent lors de la consultation. Il correspond au son des litanies qui ont permis au bokonon de mémoriser le verset. Cette absence du stimulus au moment de la consultation n’est pas gênant dans la sémiotique cognitive de Klinkenberg car signifiant et signifié traduisent les processus psychologiques d’interprétation alors que stimulus et référent traduisent la relation entre le cognitif et le monde extérieur : perception des signaux physiques pour le stimulus et connaissance projetée sur le monde pour le référent. Le signifié du verset est le sens premier obtenu par décryptage linguistique du verset puisque ce dernier appartient au code linguistique, contrairement au dou qui appartient au code culturel du Fâ, tout aussi arbitraire (dans le sens sémiotique s’entend) que le code linguistique, mais autre. Le référent du verset est, lui aussi, le motif de consultation puisque le verset dit quelque chose au consultant, lui apporte une réponse. Bien évidemment, puisque le verset est une parabole, ce signifié n’est pas la signification et le rôle fondamental du bokonon est bien de résoudre, dans le contexte de la consultation, l’énigme rhétorique que pose le verset.
Ce n’est donc pas, semble-t-il, le dou, que le bokonon interprète - il se contente de le lire comme une entrée de dictionnaire ou un titre – mais le verset auquel il est associé. L’énoncé, le signe interprété fonctionne donc en 2 niveaux qui correspondent aux 2 phases de la situation décrite : lancé du chapelet, discussion. Du bokonon avec l’assistance
Le dou n’est donc qu’un signe intermédiaire dans cette description et non le signe terminal. Cela ne signifie pas que le dou ne fonctionne pas comme un langage. Klinkenberg distingue deux types de langages selon qu’il existe ou non un vocabulaire, c’est-à-dire qu’il existe ou non pour chaque signe un signifié indépendant de l’énoncé. Les langages possédant un tel dictionnaire peuvent être qualifiés de « stricts », les seconds de « flous ». Le code linguistique et le code de la route sont des systèmes stricts alors que le code plastique est un système flou. Dans un énoncé relevant d’un système flou, le signifié existe, simplement il est toujours dépendant de l’énoncé. En d’autres termes il n’existe pas d’énoncé flou qui ne comporterait qu’un seul signe. Même un monochrome ne comporte jamais une seule couleur, la lumière se chargeant de nuancer pour l’œil la couleur crée par la peinture.
Le Fâ est un code culturel strict dont les énoncés ne comportent qu’un seul signe ; un dou. La structure de ce dou obéit à une grammaire stricte qui le définit comme une signe possédant 2 niveaux d’unités distinctives. Le premier niveau est celui qui définit l’ordre de prééminence des deux parties du chapelet : le signe se lit en ayant le chapelet devant soi, les 2 moitiés parallèles, leur point de liaison étant le plus éloigné du bokonon. La moitié de droite donne la première colonne de la représentation graphique du dou. Cette première règle permet de distinguer 2 unités distinctives représentées par les 2 colonnes. Dans chaque colonne, les noix sont lues du point de liaison vers l’extrémité libre. Chaque noix représente une ligne dans la colonne. La ligne est donc la seconde unité distinctive du signe. Il s’agit bien d’un système d’écriture, non linguistique certes, mais parfaitement sémiotisé.
ce commentaire s'est appuyé sur la description du Fâ donnée dans les URL : https://afro-moderne.mondoblog.org/2016/01/07/lart-divinatoire-ifa-ou-fa-une-lumiere-des-dieux-pour-eclairer-les-hommes/ et https://vozkoffifr.blogspot.com/2013/05/les-ecritures-saintes-du-vodoce uisme-fa.html
1 Réponse
Clemens Zobel
May 19, 2021
Gilbert CapoChichi et Hedwige Hounkannounon ont raison de mettre en avant l’originalité du Fa en tant que système info-communicationnel basée sur une forme d’oralité qui ne se constitue point en opposition à l’écrit. En le faisant, les auteurs contribuent à un projet de réhabilitation et requalification des savoirs qui avaient fait l’objet de dévalorisations et de distorsions par l’épistémologie du colonisateur. Si la recherche d’une conceptualisation adéquate du Fa en tant qu’ « espace d’écriture et de lecture » est une condition de sa connaissance, il semble que le rendre l’objet d’une lecture en commun n’est pas sans difficultés. C’est de ce problème que fait état Philippe Bootz dans son premier commentaire : tout en visant la question du lire ensemble, ce texte nous offre pas des éléments à partir desquelles une lecture des Asçens pourrait avoir lieu.
Afin de davantage creuser cette question, revenons à l’introduction de Gilbert et Hedwige qui nous parle de la difficulté de l’anthropologie (coloniale) de décrire et de comprendre les connaissances produites par des sociétés ou civilisations orales. Il y a cependant un élément décisif que les auteurs ne mentionnent pas et qui touche directement à la possibilité d’un lire ensemble. L’opération de binariser les connaissances, les séparant entre oral et écrit, traditionnel et moderne, n’est rien d’autre qu’une stratégie de classification (« raison ethnographique » empruntée à la méthode d’une histoire naturelle comparée selon Jean-Loup Amselle dans Logiques Métisses [1990]) qui sépare en entités distinctes et hiérarchisées ce qui dans la pratique se présente sous la forme d’un continuum. Pour Amselle, la conséquence en est que les sociétés, vivant dans un continent dont l’histoire a profondément été marquée par des mobilités et échanges, ont été figées, immobilisées et rendues parochiales. On retrouve dans ce contexte le vieux schéma aristotélicien qui envisage l’ethnie comme le prédécesseur de la cité. Passer outre le savoir colonial signifie ainsi de « desenclaver » les connaissances, leur reconnaitre un statut ouvert aux multiples emprunts et échanges qui auront pu accompagner leur constitution au fil du temps. Les « savoirs endogènes » conceptualisées par Paulin Hountondji incluent justement cette ouverture au monde dans l’endogenéité (1974 : 17).
Sous cet angle, l’affirmation dans la conclusion de Gilbert et Hedwige que les créateurs des asçens « ne savaient ni parler, ni lire, ni écrire le français ni aucune langue étrangère » interroge. Or, au contraire de ce que le colonisateur pourrait supposer à partir de sa norme mono-linguistique, pour les sociétés ouest-africaines le multilinguisme a été et continue d’être un élément constitutif des cultures. D’une manière provocatrice, on pourrait ainsi dire que, toute proportion gardée, le projet de lire ensemble consiste à alimenter dans le contexte contemporain la longue histoire des dynamiques pluri-culturelles qui auront pu avoir lieu autour du Fa. Ceci dit, il y a un élément qui distingue une telle lecture croisée de celle du contexte ouest-africain. Pour n’importe quel « lecteur » ou « consultant » du Fa il est admis qu’il s’agit des textes ayant un caractère sacré dont le partage est limité aux initiés ou à ceux qui cherchent ses conseils. Se pose alors une question importante concernant la nature du lire ensemble dans notre projet. Est-ce qu’il consiste à « lire » en respectant les limites du genre ou est-ce que notre lecture admet également d’autres lectures qui ne respectent plus la visée sacralisée du « texte » ? Dans ce cas, les versets du Fa pourraient par exemple être transcrits et faire l’objet d’une démarche de traduction, des questionnements sémantiques, poétiques, politiques ou philosophiques.
Gilbert CAPO-CHICHI
Jul 14, 2021
Je pense que Clemens se rapproche un peu de ma perception face à notre positionnement du lire ensemble. Dans la logique du projet « lire ensemble » le mot clé ENSEMBLE me semble aussi très important c’est pour cela que je rebondis sur ce questionnement de Clemens : avons-nous le droit de nous limiter dans un champ de lecture juste dans les limites de nos perceptions ?
1 Réponse
Arnaud Laborderie
Jun 8, 2021
L’article de Gilbert CapoChichi et d’Hedwige Hounkannounon pose des conditions pour Lire ensemble des réalités symboliques à travers l’exemple des asens (ou asçen), objets d’art en fer forgé à fonction cultuelle en Afrique de l’Ouest. Il questionne la longue tradition de la réception de la culture des Autres, souvent déniée et trop longtemps jugée à l’aune de la civilisation occidentale et de ses propres valeurs. Si aujourd’hui la diversité culturelle est une valeur universelle consacrée par l’Unesco [1], les auteurs nous montrent le chemin qu’il reste à parcourir pour faire évoluer nos catégories épistémiques et interroger nos propres concepts, aussi structurants soient-il pour l’Occident que celui d’écriture.
Car qu’est-ce que l’écriture appréhendée dans une perspective africaine où l’oralité est le système principal de communication et de transmission des connaissances ? Contre l’idée reçue que les sociétés africaines seraient sans écriture, l'article nous invite à dépasser la notion d’écriture comprise comme système idéographique, alphabétique ou syllabaire, pour considérer d’autres formes d’écriture : celles d’une écriture de l’invisible et du caché, où communiquent passé, présent et futur.
Pour les auteurs en effet, la science divinatoire du Fa est « incontestablement écriture » puisqu’il s’agit bien d’une « notation graphique dont le projet est de conserver la parole, et de la rendre durable et transportable ». Cette écriture singulière est de deux ordres : matériel, par l’inscription gravée sur l’asen, et immatérielle, par la manipulation du chapelet de Fa qui porte un message codé que l’initié (bokonon) doit interpréter.
Associé au Fa, l’asen se présente ainsi comme un dispositif info-communicationnel inscrit dans une pratique socioculturelle et appréhendé comme un mode de transmission des savoirs. C’est un véritable « espace d’écriture et de lecture », dédié à la communication avec les ancêtres, qui prend place dans un système cosmogonique complexe, où se mêlent connaissances théoriques, pratiques et spirituelles.
A la fois objet de culte et objet d’art, l’asen interroge également la notion d’œuvre d’art dont le statut est légitimé par le musée. Si l’Occident reconnait depuis peu, contre ses propres canons esthétiques traditionnels, leur qualité d’œuvre d’art, les exposer au musée réifie ces objets qui perdent toute puissance de communiquer et d’agir. Arrachant l’œuvre cultuelle au rite, le musée occidental désacralise l’objet comme le souligne l’anthropologue Benoît de L’Estoile [2]. Prochainement seront restitués à la République du Bénin six asens royaux de l’ancien Dahomey conservés à Paris par le musée du Quai Branly [3]. Réinscrits dans la pratique, ces objets pourront ainsi recouvrir leur fonction originelle dans une approche patrimoniale propre.
Le cas singulier des asens révèle les apories d’un cadre de pensé occidental pris dans des catégories qui ne renvoient pas à la réalité des conceptions et des pratiques africaines. Gilbert CapoChichi et Hedwige Hounkannounon appellent à une révision des termes et à l’invention de concepts-outils spécifiques. Car c’est bien là réside le défi du Lire ensemble : reconsidérer ses propres pratiques d’écriture et de lecture, au regard de celles de l’Autre, et réviser en retour ses propres catégories et concepts, pour penser un cadre épistémologique commun.
Corpus : On trouvera dans Gallica une description ethnographique des fêtes commémoratives des morts rapportant l’usage des asens, consignée par Auguste Le Hérissé et publiée en 1911, ainsi qu’une planche et une illustration en contexte d’un temple [4].
Notes :
[1] Déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle, 2001 : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000127160)
[2] De L’Estoile, Benoît, 2007. Le Goût des Autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers. Paris, Flammarion.
[3] Projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal : https://www.senat.fr/leg/pjl20-092.html
[4] Le Hérissé, Auguste. L'ancien royaume du Dahomey, moeurs, religion, histoire. Paris, 1911 (p. 175). En ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k209284r/f191
Illustrations : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k209284r/f389 et https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k209284r/f391
Gilbert CAPO-CHICHI
Jul 14, 2021
Oui Arnaud, malgré les progrès accomplis dans le cas la diversité culturelle et des valeurs universelles face à la lecture et la gestion des connaissances et des savoirs, les acteurs de ce domaine sont toujours confrontés à des problématiques de décryptages, de lecture de la transmission et de partage de connaissances ou savoirs. Alors on se demande : Comment pouvons-nous qualifier, quantifier un capital social immatériel dans lequel les savoirs constitueraient une part intentionnellement nourrie par les acteurs d‘une communauté ?
3 Commentaires
la première barrière au lire ensemble : le non-dit Tout énoncé est un univers en soi. Et comme notre univers physique, il est principalement constitué de "matière noir" qui prend ici la forme du "non-dit". Comme sa dénomination l'indique, le non-dit n'est pas présent dans l'énoncé, donc indétectable dans les signes, mais bien présent par les indices qu'il laisse dans l'univers de l'énoncé. C'est par ces 2 caractéristiques qu'il se présente métaphoriquement comme la matière noire de l'univers de l'énoncé. On peut aborder cette matière noire depuis 2 positions : l'énonciateur ou le lecteur. Le non-dit rend l'énoncé partiellement ou totalement incompréhensible pour ce dernier lorsqu'il n'est pas capable de combler ce non-dit par une injection de connaissance. C'est ce qui risque de se passer lorsque l'énoncé porte sur des éléments culturels de l'énonciateur non intégrés par le lecteur. Pire, il peut alors ne pas remarquer le non-dit et créer du contre-sens, voire se méprendre sur le non-dit en y injectant sa propre culture, ses propres connaissances et créer alors du contre sens relativement à la signification que l'énonciateur a cru injecter dans son énoncé. Ce contre sens n'est donc pas une erreur : il s'agit du contraire d'un sens implicite qui n'est, de fait, pas instancié dans l'énoncé mais dans la culture de l'autre. Ce contre sens est donc une mesure du fossé entre 2 cultures (et/ou 2 savoirs) ou du moins entre 2 individus participant à la communication énonciateur/lecteur : celui qui a produit l'énoncé et celui qui l'a interprété. Cette mesure, comme toute mesure, n'est décelée que lors d'une opération de mesure. Celle-ci, en l’occurrence ne peut être rien d'autre que l'explicitation dans un autre énoncé du non-dit de l'énonciateur qui a causé le contre sens à la lecture, et, conjointement, du non dit éventuel, cause de l'injection de connaissances à la lecture. Cette dernière explicitation ne peut venir que du lecteur. Ainsi donc, en suivant cette logique, lire ensemble nécessite (ou consiste en ?) un déplacement du non dit d'une zone d'interprétation disjointe vers une zone d'interprétation conjointe. En clair, comme tout énoncé renferme nécessairement du non dit, lire ensemble suppose de déplacer ce non dit vers des zones "déjà lues ensemble", c'est-à-dire qui ne posent pas de problème d'interprétation différent de la nécessaire interprétation personnelle de tout texte ; qui, donc, annule le contre sens. On pourrait alors supposer que la condition du lire ensemble est tout entière de la responsabilité de l'énonciateur : à lui d'éviter le non-dit culturel. C'est malheureusement en général impossible car la situation est symétrique : l'énonciateur n'est pas nécessairement plus au fait de la culture du lecteur que ce lecteur n'est au fait de la culture de l'énonciateur. En voulant gommer le non-dit culturel, l'énonciateur risque fort d'injecter en fait dans l'énoncé une représentation interne à sa propre culture de la culture de l'autre et ainsi de produire un énoncé egocentré qui masque de façon fictionnelle ou fantasmagorique l'implicite culturel. Le lire ensemble ne peut donc, semble-t-il, se passer du bouclage fécond de la discussion qui, au lieu d'enfermer l'énoncé initial dans un énoncé "expurgé" de tout implicite, et donc de toute possibilité interprétative, le creuse au contraire et en multiplie les potentialités interprétatives sur le mode de la rencontre et non de l'injonction Cette réflexion (car il s'agit de cela et uniquement de cela), m'est venue suite à la lecture de l'article de Gilbert et Hedwige. Je voulais faire un commentaire sur la lecture des ascens et je me suis rendu compte que l'article ne me permet pas de le faire car il repose sur des connaissances implicites qui sont juste indicés dans le texte par des termes inconnus. Je ferai donc plutôt, dans un autre post, un commentaire sur l'analyse du fa par les linguistes européens, en tout cas sur les éléments de cette analyse présentés dans l'article. En revanche j'ai buté sur les éléments suivants qui relient le fa aux ascens et qui sont donc autant de questions dont les réponses me permettront de mieux comprendre les ascens. Je les prend dans l'ordre d'apparition dans l'article : * La section 4.2 débute par l'expression "la lecture dans l'oralité" que je lis comme un oxymore avec ma compréhension européenne "grand public" dans laquelle l'oralité est une modalité d'énonciation, laquelle, en info com, est disjointe de la lecture de cette même énonciation. D'où ma question : en quoi consiste cette lecture ? où intervient-elle relativement à l'oral ? La formule est-elle un raccourci langagier se référant à un processus plus complexe d'un bouclage interprétation / énonciation qui caractériserait l'oralité ? * en début de la section 5 il est indiqué "le ascen donne lieu à la notation graphique des signes du Fa". Malheureusement, la connaissance de ce qu'est le Fa et comment il fonctionne est implicite à ce moment. Quelques éléments en seront dévoilés plus loin dans l'article, mais sous une forme également empreinte de non-dit. Par exemple je n'ai compris la mention du chapelet que parce que Gilbert m'a déjà longuement parlé du Fa. Mais même la connaissance qu'il m'a apporté ne m'a pas permis de comprendre certains termes présentés dans l'article comme des termes commun de vocabulaire, car non explicités, comme fadu. En cherchant des informations sur le fa, j'en suis arrivé à la conclusion que le fadu correspond à ce qui en général dénommé (et noté dans notre alphabet français) Dou en langage Fon, le Dou désignant l'un des 256 signes du Fa. Quoi qu'il en soit, la relation entre le Fa et l'ascen n'est pas explicitée dans l'article qui mentionne une consultation, qui correspondrait donc à un rituel particulier d'utilisation de l'ascen, et surtout évoque "les "traces dans la poussière" par lesquelles on note les fadu sur les ascens", ce qui signifierait que l'ascen, dans sa dimension d'objet, n'est pas un support pérenne des signes du Fa mais plutôt un réceptacle.
Une approche sémiotique du Fâ L’article de Gilbert CapoChichi et Hedwige Hounkannounon commente les travaux de Dianteill qui conclut que d’un point de vue linguistique, le Fâ n’est pas une écriture et les « signes » du Fâ, que je désignerai par « dou », qui est le nom qui leur est donné en langage Fon, ne sont pas des signes au sens de la linguistique. Gilbert et Hedwige mettent en doute le bienfondé de cette conclusion en mettant en avant, non pas l’énoncé que constitue le dou, mais l’usage qu’en font les prêtres interprètes de ces énoncés, à savoir les bokonons, qui explicitent la signification du dou aux non initiés lors d’une consultation. Cette approche en deux temps me semble judicieuse et je vais ici la reprendre selon une approche sémiotique structuraliste mais non linguistique. Pour ce que j’en connais, le Fâ revêt au moins 2 dimensions : une dimension divinatoire dans laquelle un « consultant » attend la réponse d’un être surnaturel, le vodun, à une question intérieure qu’il se pose. La seconde dimension correspond au processus de communication entre le consultant et le vodun. Cette communication est indirecte, comme dans tous les processus divinatoires, et passe par un interprète du vodun : le bokonon. C’est cet interprète que le consultant vient voir pour obtenir la réponse à sa question, d’où la terminologie de « consultant » pour ce dernier. Il semble que le bokonon n’ait pas besoin de connaître le motif de la consultation pour établir la communication et transmettre la réponse du vodun. Le processus de communication comporte d’ailleurs, pour ce que j’en ai compris, des garde fous pour limiter au maximum les effets de la subjectivité humaine du bokonon. Pour orchestrer la communication entre les hommes et le vodun, le bokonon dispose d’un objet et d’un support qui lui permettent de réaliser une inscription, ainsi que d’un « guide » interprétatif de cette inscription. Ce guide n’est pas un manuel, un mode d’emploi ou un dictionnaire, mais une série de versets. L’objet permettant de réaliser l’inscription peut se présenter sous 2 formes : une série de 16 noix sacrées lancées sur la planche d’ifa (le support) ou un chapelet divinatoire de 8 demi-noix tenu en son centre et lancé sur un plateau de divination (support) de façon à obtenir 2 lignes de 4 demi-noix. Le bokonon lit le motif ainsi formé qui constitue le dou. Il y a donc 2^8 = 256 dous. Chaque dou renvoie de manière unique à un verset de 16 vers qui constitue une parabole que le bokonon connaît, mais pas le consultant, et qu’il doit expliciter dans le contexte de la consultation . Je m’appuierai sur la définition structurale du signe de Klinkenberg pour aborder la question de la nature sémiotique du dou, et du verset associé. Le signe, selon Klinkenberg, est formé de 4 dimensions indissociables qui sont le stimulus, le signifiant, le signifié et le référent. Le stimulus est la matérialité du signe. Pour le dou, il s’agit du chapelet sur le plateau divinatoire, à savoir la série de noix, posées sur leur côté bombé ou creux, sur le plateau. Sur ce stimulus émerge la configuration binaire formée par les 2 branches du chapelet autour de son centre, chaque noix pouvant apparaître creuse (le 0 binaire, représenté par | dans les représentations graphiques africaines des configurations du chapelet) ou bombée (le 1 binaire ; représenté par || dans les représentations graphiques africaines des configurations du chapelet). Cette configuration des noix est le signifiant du dou. Il est souvent représenté graphiquement en 2 colonnes de 4 lignes, chaque position représentant la configuration | ou || d’une noix du chapelet. La représentation en 2 colonnes tient au fait que les 2 branches du chapelet n’ont pas le même statut dans le signifiant : chaque colonne ayant une signification précise que AGBADJE Adébayo Babatoundé Charles nomme « le signe même » pour la colonne de droite et « la maison » pour la colonne de gauche. Je ne connais pas la signification exacte de ces termes, mais mon intention n’étant pas de comprendre le Fâ mais d’en analyser la nature humaine de ses productions, cela n’a pas d’importance. Le rôle du dou est de renvoyer au verset associé. Ce verset est donc le signifié du dou dans le système du Fâ : il s’agit de ce que dit le dou. Enfin, le référent du dou est le motif de la consultation : le verset est bien la réponse apportée par le vodoun à la question du consultant ; il n’est pas pris dans sa dimension de poème mais bien dans sa dimension de parabole. Ainsi, il est impossible de parler de la dimension sémiotique du Fâ, de la nature du signe du dou, sans la prise en compte explicite de la nature même du Fâ. Le verset est le signifiant du second signe engendré par le dou. Son stimulus est absent lors de la consultation. Il correspond au son des litanies qui ont permis au bokonon de mémoriser le verset. Cette absence du stimulus au moment de la consultation n’est pas gênant dans la sémiotique cognitive de Klinkenberg car signifiant et signifié traduisent les processus psychologiques d’interprétation alors que stimulus et référent traduisent la relation entre le cognitif et le monde extérieur : perception des signaux physiques pour le stimulus et connaissance projetée sur le monde pour le référent. Le signifié du verset est le sens premier obtenu par décryptage linguistique du verset puisque ce dernier appartient au code linguistique, contrairement au dou qui appartient au code culturel du Fâ, tout aussi arbitraire (dans le sens sémiotique s’entend) que le code linguistique, mais autre. Le référent du verset est, lui aussi, le motif de consultation puisque le verset dit quelque chose au consultant, lui apporte une réponse. Bien évidemment, puisque le verset est une parabole, ce signifié n’est pas la signification et le rôle fondamental du bokonon est bien de résoudre, dans le contexte de la consultation, l’énigme rhétorique que pose le verset. Ce n’est donc pas, semble-t-il, le dou, que le bokonon interprète - il se contente de le lire comme une entrée de dictionnaire ou un titre – mais le verset auquel il est associé. L’énoncé, le signe interprété fonctionne donc en 2 niveaux qui correspondent aux 2 phases de la situation décrite : lancé du chapelet, discussion. Du bokonon avec l’assistance Le dou n’est donc qu’un signe intermédiaire dans cette description et non le signe terminal. Cela ne signifie pas que le dou ne fonctionne pas comme un langage. Klinkenberg distingue deux types de langages selon qu’il existe ou non un vocabulaire, c’est-à-dire qu’il existe ou non pour chaque signe un signifié indépendant de l’énoncé. Les langages possédant un tel dictionnaire peuvent être qualifiés de « stricts », les seconds de « flous ». Le code linguistique et le code de la route sont des systèmes stricts alors que le code plastique est un système flou. Dans un énoncé relevant d’un système flou, le signifié existe, simplement il est toujours dépendant de l’énoncé. En d’autres termes il n’existe pas d’énoncé flou qui ne comporterait qu’un seul signe. Même un monochrome ne comporte jamais une seule couleur, la lumière se chargeant de nuancer pour l’œil la couleur crée par la peinture. Le Fâ est un code culturel strict dont les énoncés ne comportent qu’un seul signe ; un dou. La structure de ce dou obéit à une grammaire stricte qui le définit comme une signe possédant 2 niveaux d’unités distinctives. Le premier niveau est celui qui définit l’ordre de prééminence des deux parties du chapelet : le signe se lit en ayant le chapelet devant soi, les 2 moitiés parallèles, leur point de liaison étant le plus éloigné du bokonon. La moitié de droite donne la première colonne de la représentation graphique du dou. Cette première règle permet de distinguer 2 unités distinctives représentées par les 2 colonnes. Dans chaque colonne, les noix sont lues du point de liaison vers l’extrémité libre. Chaque noix représente une ligne dans la colonne. La ligne est donc la seconde unité distinctive du signe. Il s’agit bien d’un système d’écriture, non linguistique certes, mais parfaitement sémiotisé. ce commentaire s'est appuyé sur la description du Fâ donnée dans les URL : https://afro-moderne.mondoblog.org/2016/01/07/lart-divinatoire-ifa-ou-fa-une-lumiere-des-dieux-pour-eclairer-les-hommes/ et https://vozkoffifr.blogspot.com/2013/05/les-ecritures-saintes-du-vodoce uisme-fa.html
Gilbert CapoChichi et Hedwige Hounkannounon ont raison de mettre en avant l’originalité du Fa en tant que système info-communicationnel basée sur une forme d’oralité qui ne se constitue point en opposition à l’écrit. En le faisant, les auteurs contribuent à un projet de réhabilitation et requalification des savoirs qui avaient fait l’objet de dévalorisations et de distorsions par l’épistémologie du colonisateur. Si la recherche d’une conceptualisation adéquate du Fa en tant qu’ « espace d’écriture et de lecture » est une condition de sa connaissance, il semble que le rendre l’objet d’une lecture en commun n’est pas sans difficultés. C’est de ce problème que fait état Philippe Bootz dans son premier commentaire : tout en visant la question du lire ensemble, ce texte nous offre pas des éléments à partir desquelles une lecture des Asçens pourrait avoir lieu. Afin de davantage creuser cette question, revenons à l’introduction de Gilbert et Hedwige qui nous parle de la difficulté de l’anthropologie (coloniale) de décrire et de comprendre les connaissances produites par des sociétés ou civilisations orales. Il y a cependant un élément décisif que les auteurs ne mentionnent pas et qui touche directement à la possibilité d’un lire ensemble. L’opération de binariser les connaissances, les séparant entre oral et écrit, traditionnel et moderne, n’est rien d’autre qu’une stratégie de classification (« raison ethnographique » empruntée à la méthode d’une histoire naturelle comparée selon Jean-Loup Amselle dans Logiques Métisses [1990]) qui sépare en entités distinctes et hiérarchisées ce qui dans la pratique se présente sous la forme d’un continuum. Pour Amselle, la conséquence en est que les sociétés, vivant dans un continent dont l’histoire a profondément été marquée par des mobilités et échanges, ont été figées, immobilisées et rendues parochiales. On retrouve dans ce contexte le vieux schéma aristotélicien qui envisage l’ethnie comme le prédécesseur de la cité. Passer outre le savoir colonial signifie ainsi de « desenclaver » les connaissances, leur reconnaitre un statut ouvert aux multiples emprunts et échanges qui auront pu accompagner leur constitution au fil du temps. Les « savoirs endogènes » conceptualisées par Paulin Hountondji incluent justement cette ouverture au monde dans l’endogenéité (1974 : 17). Sous cet angle, l’affirmation dans la conclusion de Gilbert et Hedwige que les créateurs des asçens « ne savaient ni parler, ni lire, ni écrire le français ni aucune langue étrangère » interroge. Or, au contraire de ce que le colonisateur pourrait supposer à partir de sa norme mono-linguistique, pour les sociétés ouest-africaines le multilinguisme a été et continue d’être un élément constitutif des cultures. D’une manière provocatrice, on pourrait ainsi dire que, toute proportion gardée, le projet de lire ensemble consiste à alimenter dans le contexte contemporain la longue histoire des dynamiques pluri-culturelles qui auront pu avoir lieu autour du Fa. Ceci dit, il y a un élément qui distingue une telle lecture croisée de celle du contexte ouest-africain. Pour n’importe quel « lecteur » ou « consultant » du Fa il est admis qu’il s’agit des textes ayant un caractère sacré dont le partage est limité aux initiés ou à ceux qui cherchent ses conseils. Se pose alors une question importante concernant la nature du lire ensemble dans notre projet. Est-ce qu’il consiste à « lire » en respectant les limites du genre ou est-ce que notre lecture admet également d’autres lectures qui ne respectent plus la visée sacralisée du « texte » ? Dans ce cas, les versets du Fa pourraient par exemple être transcrits et faire l’objet d’une démarche de traduction, des questionnements sémantiques, poétiques, politiques ou philosophiques.
Je pense que Clemens se rapproche un peu de ma perception face à notre positionnement du lire ensemble. Dans la logique du projet « lire ensemble » le mot clé ENSEMBLE me semble aussi très important c’est pour cela que je rebondis sur ce questionnement de Clemens : avons-nous le droit de nous limiter dans un champ de lecture juste dans les limites de nos perceptions ?
L’article de Gilbert CapoChichi et d’Hedwige Hounkannounon pose des conditions pour Lire ensemble des réalités symboliques à travers l’exemple des asens (ou asçen), objets d’art en fer forgé à fonction cultuelle en Afrique de l’Ouest. Il questionne la longue tradition de la réception de la culture des Autres, souvent déniée et trop longtemps jugée à l’aune de la civilisation occidentale et de ses propres valeurs. Si aujourd’hui la diversité culturelle est une valeur universelle consacrée par l’Unesco [1], les auteurs nous montrent le chemin qu’il reste à parcourir pour faire évoluer nos catégories épistémiques et interroger nos propres concepts, aussi structurants soient-il pour l’Occident que celui d’écriture. Car qu’est-ce que l’écriture appréhendée dans une perspective africaine où l’oralité est le système principal de communication et de transmission des connaissances ? Contre l’idée reçue que les sociétés africaines seraient sans écriture, l'article nous invite à dépasser la notion d’écriture comprise comme système idéographique, alphabétique ou syllabaire, pour considérer d’autres formes d’écriture : celles d’une écriture de l’invisible et du caché, où communiquent passé, présent et futur. Pour les auteurs en effet, la science divinatoire du Fa est « incontestablement écriture » puisqu’il s’agit bien d’une « notation graphique dont le projet est de conserver la parole, et de la rendre durable et transportable ». Cette écriture singulière est de deux ordres : matériel, par l’inscription gravée sur l’asen, et immatérielle, par la manipulation du chapelet de Fa qui porte un message codé que l’initié (bokonon) doit interpréter. Associé au Fa, l’asen se présente ainsi comme un dispositif info-communicationnel inscrit dans une pratique socioculturelle et appréhendé comme un mode de transmission des savoirs. C’est un véritable « espace d’écriture et de lecture », dédié à la communication avec les ancêtres, qui prend place dans un système cosmogonique complexe, où se mêlent connaissances théoriques, pratiques et spirituelles. A la fois objet de culte et objet d’art, l’asen interroge également la notion d’œuvre d’art dont le statut est légitimé par le musée. Si l’Occident reconnait depuis peu, contre ses propres canons esthétiques traditionnels, leur qualité d’œuvre d’art, les exposer au musée réifie ces objets qui perdent toute puissance de communiquer et d’agir. Arrachant l’œuvre cultuelle au rite, le musée occidental désacralise l’objet comme le souligne l’anthropologue Benoît de L’Estoile [2]. Prochainement seront restitués à la République du Bénin six asens royaux de l’ancien Dahomey conservés à Paris par le musée du Quai Branly [3]. Réinscrits dans la pratique, ces objets pourront ainsi recouvrir leur fonction originelle dans une approche patrimoniale propre. Le cas singulier des asens révèle les apories d’un cadre de pensé occidental pris dans des catégories qui ne renvoient pas à la réalité des conceptions et des pratiques africaines. Gilbert CapoChichi et Hedwige Hounkannounon appellent à une révision des termes et à l’invention de concepts-outils spécifiques. Car c’est bien là réside le défi du Lire ensemble : reconsidérer ses propres pratiques d’écriture et de lecture, au regard de celles de l’Autre, et réviser en retour ses propres catégories et concepts, pour penser un cadre épistémologique commun. Corpus : On trouvera dans Gallica une description ethnographique des fêtes commémoratives des morts rapportant l’usage des asens, consignée par Auguste Le Hérissé et publiée en 1911, ainsi qu’une planche et une illustration en contexte d’un temple [4]. Notes : [1] Déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle, 2001 : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000127160) [2] De L’Estoile, Benoît, 2007. Le Goût des Autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers. Paris, Flammarion. [3] Projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal : https://www.senat.fr/leg/pjl20-092.html [4] Le Hérissé, Auguste. L'ancien royaume du Dahomey, moeurs, religion, histoire. Paris, 1911 (p. 175). En ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k209284r/f191 Illustrations : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k209284r/f389 et https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k209284r/f391
Oui Arnaud, malgré les progrès accomplis dans le cas la diversité culturelle et des valeurs universelles face à la lecture et la gestion des connaissances et des savoirs, les acteurs de ce domaine sont toujours confrontés à des problématiques de décryptages, de lecture de la transmission et de partage de connaissances ou savoirs. Alors on se demande : Comment pouvons-nous qualifier, quantifier un capital social immatériel dans lequel les savoirs constitueraient une part intentionnellement nourrie par les acteurs d‘une communauté ?